Nous sommes arrivés hier soir à Ruvo di Puglia et, grâce à une adresse donnée en coordonnées géographiques en degrés, minutes et secondes entrées dans notre GPS nous sommes arrivés tout droit à l’espace municipal réservé à l’installation des camping-cars dont nous avions trouvé l’adresse sur Internet. La grille en était close, mais peu importait car nous avions aussi vu que lorsque c’était le cas, hors saison, le commissariat de police dont les coordonnées GPS étaient également indiquées en fournissait la clé. Mais au commissariat, où j’ai été reçu courtoisement, on m’a dit que fermé signifiait fermé… mais je n’avais qu’à aller m’installer au Palasport (le gymnase) dont le parking est calme, et aimablement on m’a expliqué comment m’y rendre. Et de fait, le grand parking était presque vide et quand les lumières du gymnase se sont éteintes les dernières voitures sont parties. Nous étions suffisamment isolés pour mettre en marche notre générateur et avions des provisions d’eau suffisantes pour la cuisine, la vaisselle, les douches.
Ruvo di Puglia a vu les premières populations sédentaires s’installer au premier âge du fer, aux neuvième et huitième siècles avant Jésus-Christ. C’étaient des cabanes en bois couvertes de paille disséminées sur le territoire de l’actuelle commune, et l’activité tournait essentiellement autour de la production de poteries à motifs géométriques. Puis, quand les colonies grecques se sont établies dans le golfe de Tarente, à leur contact les populations autochtones ont connu une rapide évolution démographique, économique, culturelle, les habitations se sont regroupées en un centre urbain, se sont construites sur des fondations de pierre et se sont couvertes de tuiles en terre cuite. Cette cité peucétique a fait fortune entre le cinquième et le troisième siècles grâce à son artisanat portant sur la céramique qui s’est développé, ainsi que les activités commerciales, notamment avec les Étrusques et la Campanie d’un côté, avec la Grèce, Athènes et l’Attique, Corinthe du côté de l’est. La ville est située sur la via Minucia qu’Horace emprunte, nous dit-il dans ses Sermones, pour son voyage de Rome à Brindisi, cette route qui sous l’empereur Trajan deviendra la via Trajana lorsqu’il déroutera l’ancienne via Appia à partir de Bénévent pour la faire aboutir non plus à Tarente mais à Brindisi. La ville, alliée à Rome, est autorisée à battre monnaie, avec inscription en grec : les pièces portent, en caractères grecs, RYBASTEINÔN (des habitants de Ruvo). Au cinquième siècle de notre ère, les Goths sont arrivés. Plus de Ruvo. Mais, telle le phénix, elle va renaître de ses cendres.
Nous allons voir cela. Mais en attendant, ayant passé la nuit sur place, nous sommes à pied d’œuvre pour visiter la ville. Nous commençons par le musée archéologique parce qu’il n’est ouvert que le matin, mais que nous trouvons fermé. Dans des bureaux, un peu plus loin, nous nous renseignons. Oui, on peut visiter, mais comme il n’y a pas de touristes en cette saison on ouvre à la demande. Et cette charmante personne, accompagnée d’une collègue afin de pouvoir discuter le coup, nous ouvre la porte et reste là dans l’entrée. Quant à la photo, elle ne pose pas de problème, il suffit de remplir un document.
Le musée n’est pas immense, mais il comporte de nombreuses pièces intéressantes et suffisamment variées. Je n’en montrerai que quelques unes parce que la journée d’aujourd’hui a été très riche de visites et de découvertes. Ceci est un fragment de ceinturon en bronze datant de la fin du cinquième siècle avant Jésus-Christ ou du début du quatrième, qui représente une scène de chasse au lièvre. Parce que la scène n’est plus très lisible, le musée a eu l’excellente idée d’aider à l’interprétation en donnant une représentation graphique de ce ceinturon. C’est ce dessin que j’ai placé sous ma photo.
L’autre photo montre un casque apulo-corinthien datant de la même période. À titre indicatif, je rappelle que l’Apulie est l’ancien nom des Pouilles. J’ai d’ailleurs constaté sur la couverture des éditions anglaises ou allemandes des petits bouquins sur la région que ces langues ont conservé le nom ancien. Ici, la notice se limite à l’origine et à la date, sans aucune explication complémentaire. Si ce casque a été trouvé dans une tombe, peut-être n’a-t-il jamais servi, ce ne serait alors qu’un objet évoquant l’activité militaire du défunt. Mais s’il a servi, je ne comprends pas comment, avec les yeux cachés par du métal, il est possible de combattre. À moins que le casque repose, comme dans les armées modernes, sur la tête, sans descendre sur le visage, les yeux figurés n’étant que décoratifs. Dans le doute, c’est cette solution que je crois devoir retenir, quoiqu’il soit si grand que je ne sais pas trop comment il pouvait ne pas descendre bien bas.
J’ai dit que Ruvo avait une spécialité de poteries célèbres dans tout le monde d’alors. C’est donc logiquement de poteries que je vais maintenant parler. Sur cette amphore de 350-340 avant Jésus-Christ, un cortège de Néréides portent les armes d’Achille. On les voit chevauchant un dauphin à gauche, un hippocampe à droite. Un décor admirable de souplesse et de grâce.
Sur ce cratère (360-350 avant Jésus-Christ), nous sommes dans le jardin des Hespérides. Par son étymologie, ce nom évoque le soir, le couchant. En effet, les Hespérides sont les nymphes du couchant, et elles sont gardiennes du jardin auquel est attaché leur nom, situé tout à l’ouest, près de l’Île des Bienheureux, au bord de l’océan. Quand la connaissance de la géographie s’est développée, on a localisé ce jardin précisément au pied de l’Atlas. Lorsque la déesse Héra avait épousé Zeus, Gaia (la Terre) lui avait fait présent d’un arbre où poussaient des pommes d’or, sur lequel veille un dragon nommé Ladon, auprès des nymphes. Nous voyons ici ces jeunes filles dans un jardin merveilleux, et le dragon aux cent têtes, (représenté ici par un simple serpent), qui s’enroule autour de l’arbre aux pommes d’or. On ne peut éviter de penser à la Genèse, au Paradis Terrestre, à l’arbre au fruit défendu, au serpent. Il est difficile de dire lequel, du récit de la Bible ou du mythe grec, est le plus ancien, mais il semble que tous deux se soient développés indépendamment l’un de l’autre. En effet, ces pommes d’or peuvent donner l’immortalité, et quand Héraklès part à leur recherche c’est déjà une préfiguration de son apothéose. Rien à voir avec le fruit qui va faire bannir du Paradis Terrestre le premier couple et marquer toute sa descendance du péché originel. Ladon n’est pas le tentateur, symbole du mal, qui obtient que la faute soit commise, il est un gardien apprécié des Hespérides. Selon une version de la légende, Héraklès va le tuer, mais selon la légende la plus courante, il va voir Atlas qui porte le monde sur ses épaules et lui propose de le remplacer dans cette tâche pendant qu’Atlas va chercher les pommes d’or. Trop heureux, Atlas accepte et quand il revient il dit à Héraklès qu’il ira lui-même les porter. Héraklès feint d’accepter mais demande seulement à Atlas de reprendre un instant le monde, juste le temps de glisser un coussin sur ses épaules. Atlas accepte, pose les pommes d’or à terre, reprend le monde, et Héraklès en profite pour se saisir des pommes et s’enfuit en courant.
Ce cratère est nettement plus ancien (420-400 avant Jésus-Christ). Il représente différentes scènes de combat entre les Grecs et les Amazones. Sur la scène du haut, le héros grec porte une peau de bête, il semble que ce soit une dépouille de lion, et il combat avec un gourdin. Cela le désigne comme étant Héraklès. Je viens de parler de l’un de ses travaux, aller chercher les pommes d’or, en voici un autre, rapporter la ceinture d’Hypolitè, la reine des Amazones. Elle aurait bien accepté de donner sans problèmes sa ceinture, mais Héra était jalouse d’Héraklès, alors elle fomenta une révolte chez les Amazones, obligeant la reine à refuser. Héraklès dut livrer combat, tuer Hyppolitè pour lui prendre sa ceinture, partir en combattant. Il était aidé de Thésée, qui ne partit pas les mains vides, mais en enlevant Antiopè, l’une des Amazones. Du coup, tout le peuple des Amazones s’est rendu à Athènes faire la guerre. Mais Thésée et les Athéniens ont été vainqueurs.
Nous quittons le musée et allons faire un petit tour de découverte de la ville, prenant doucement la direction de la cathédrale. Cela nous fait passer devant cette tour, et une autre qui est sa jumelle un peu plus loin. Elles font partie des restes des murs aragonais datant du seizième siècle. Dans les fortifications s’est installé un palazzo, sur la façade duquel se découpe cette belle fenêtre.
Sur la vitre d’un marchand de vins est collée cette affiche. Parce qu’elle fait référence à notre célèbre Beaujolais national, elle a bien entendu attiré mon attention émue. “De Beaujolais à Ruvo di Puglia, histoire du vin nouveau, de la coopération, de la cave Grifo. Table ronde avec la participation de journalistes, d’un sommelier, du président de la cave”. Beau sujet, mais pas d’intervenants hautement qualifiés.
Mais allons plutôt voir la cathédrale. Très tôt, sans doute dès le sixième ou le septième siècle, Ruvo a été le siège d’un évêché. Des fouilles sous la cathédrale ont révélé les restes d’un édifice de culte en relation avec saint Clet, premier évêque de Ruvo. Pour une raison inconnue et à une date indéterminée mais avant le onzième siècle, une basilique préromane a remplacé cet édifice initial. Elle était de grandes dimensions, comme les cathédrales des siècles suivants, et bâtie au-dessus de la première église. Détruite par un tremblement de terre, elle a offert ses fondations à la fin du douzième siècle pour la construction de la cathédrale grandiose que nous voyons aujourd’hui, dédiée à Santa Maria.
La construction a duré longtemps, jusqu’aux années 1230-1240 au moins, la fin des travaux ayant été financée par cet empereur Frédéric II dont on dit pourtant qu’il n’avait d’intérêt que pour la construction de châteaux. Et durant toutes ces années, les plans ont évolué. Non seulement la tour clocher, détachée de l’église, est antérieure à sa construction, elle appartenait aux fortifications préexistantes de la cité, mais que l’on regarde cette façade, le bas avec ses portails est clairement roman, puis cette élévation vers la partie supérieure évoque le gothique naissant. Quand on décida de construire des tribunes le long de la nef, on suréleva le toit, et quand on renonça aux tribunes on ne monta pas davantage les murs extérieurs, ce qui donne cette curieuse toiture en très forte pente. En outre, les constructeurs ont toujours été tentés par le style des églises du nord de l’Europe, sans pour autant renoncer au style local, ce qui donne des mélanges audacieux mais intéressants.
Tout en haut de la façade, ce petit personnage tenant un livre a beaucoup intrigué les chercheurs. Ce n’est ni le Christ, ni un saint sans auréole et non identifié. Certains font le rapprochement avec le Virgile de Mantoue (que je ne connais pas) et y voient la symbolisation d’un érudit, mais on se demande pourquoi placer là un érudit. D’autres pensent que ce peut être une figure apocalyptique portant sur ses genoux le livre des sept sceaux, mais rien dans la représentation, dans l’attitude, ne le suggère particulièrement, c’est une supposition plausible mais totalement gratuite. Une croyance très ancienne, dont il n’est pas exclu qu’elle remonte à l’origine et qu’elle soit donc fondée, y voit la représentation de l’empereur Frédéric II situé à cette place d’honneur parce qu’il a financé la fin des travaux. Lisant cette explication, je pense que, parce que c’était un érudit, parce qu’il avait commis un livre sur la fauconnerie, ce serait la raison du livre sur ses genoux. Et je me dis alors que je ne vois pas pourquoi, dans mes lectures, personne ne suggère de relier la première explication à la troisième : on veut représenter Frédéric II en érudit, on lui prête alors les traits du grand Virgile. Des rois se sont fait représenter en empereurs romains, Ronsard en poète latin couronné de lauriers, je ne vois pas pourquoi l’empereur souabe n’aurait pas pu subir le même sort. Mais ce serait alors un coup dur pour le musée du château de Barletta (notre visite du 24 octobre) qui s’enorgueillit de posséder le seul et unique portrait de Frédéric II réalisé de son vivant, car si cette statue le représente, elle a été réalisée de son vivant pour le remercier de son don. Et en le regardant bien, je me dis que les deux visages, sans se ressembler vraiment, ont quand même quelque chose de commun. Quoi qu’il en soit, ce ne sont que des suppositions.
Lorsque l’on regarde la façade de loin, comme sur ma première photo, on a l’impression que, mise à part sa splendide rosace, elle est toute simple. Je n’ai parlé que du supposé Frédéric II. Mais en y regardant de plus près, on remarque aussi au-dessus du portail un petit œil de bœuf, ou plutôt une seconde rosace beaucoup plus petite mais d’un dessin très fin et élégant. De plus, quatre sculptures l’encadrent (celle du haut est très abîmée) et un visage souriant orne sa partie supérieure.
Et puis il y a le portail, dont tout le tour est couvert de sculptures sur trois niveaux successifs, et qui est en outre surmonté d’un bandeau en arc de cercle représentant le Christ en gloire entouré du chœur des anges.
De part et d’autre des extrémités du bandeau, un grand griffon tient entre ses pattes une tête humaine. Le griffon, oiseau de la tête aux ailes et lion pour le reste du corps, évoque la double nature du Christ, à la fois Dieu et homme. On peut donc supposer que ce qu’il a entre ses pattes n’est pas une victime mais le destin de l’homme, chacun ayant la liberté de choisir la voie du bien ou celle du mal, celle des tentations humaines ou celle des enseignements de l’évangile. Mais même en dehors de sa signification, ce griffon est magnifique.
Le long des pentes du toit sur la façade comme sur toute leur longueur sur les flancs de l’église, des têtes humaines, d’animaux, de monstres alternent avec des motifs végétaux ou simplement décoratifs. On peut en voir sur mes deux photos ci-dessus, mais aussi sur ma photo de la rosace ou sur celle du supposé Frédéric II. Tout cela montre que cette cathédrale est très belle, infiniment plus décorée vue de près qu’on ne peut l’imaginer en la voyant de loin. Mais puisque nous ne pouvons y pénétrer, il est temps de partir vers notre prochaine étape.
Une remarque pourtant en nous éloignant. Nous avons pu prendre nos photos tranquillement malgré une petite averse qui n’a pas duré, parce que des voitures ne passaient pas perpétuellement entre nos objectifs et nos sujets, parce que personne ne surgissait subitement dans le champ et en gros plan au moment où nous déclenchions. Car c’était l’heure de la sieste, rite sacré en Italie du sud. Ces trois habitants de Ruvo en sont la parfaite et authentique illustration.
Nous avons donc quitté Ruvo pour nous rendre à Bitonto, à une vingtaine de kilomètres plein est, tout près de Bari. La ville est située dans un méandre d’une rivière encaissée, dans les versants de laquelle des grottes naturelles ont, dès l’Âge du Bronze, au quatorzième siècle avant Jésus-Christ, accueilli des populations. Puis à l’Âge du Fer une ville a commencé à se développer et au quatrième siècle avant Jésus-Christ c’est un centre important de la civilisation peucétique. Au troisième siècle, la ville se range aux côtés de Rome en tant que cité associée et est autorisée à frapper monnaie avec l’inscription BYTONTYNON. Un document du deuxième siècle de notre ère la signale comme relais routier sur la via Trajana. En 975, les Sarrasins d’Ismaël occupent Bitonto, mais le Byzantin Zacharie la reprend peu après. Les Normands lui redonnent vie et autonomie au onzième siècle, et au douzième commence la construction de la cathédrale.
Les objets sacrés de la cathédrale datent de l’époque de Frédéric II, ce qui fait dire à certains que l’église a été construite au treizième siècle, mais cette thèse est insoutenable, d’abord parce qu’en 1085 Robert Guiscard finance sa construction, ensuite parce qu’à la fin du dix-neuvième siècle a été trouvée une pierre tombale (disparue depuis) au nom d’un évêque de Bitonto du nom de ARNULPHUS, datée de 1089. La ville était donc déjà le siège d’un évêché et il aurait été impensable d’avoir un évêché avec son évêque mais sans cathédrale. Par conséquent cette cathédrale fin onzième, début douzième siècles, à l’époque de Frédéric II au treizième siècle a été l’objet d’un lifting pour la faire ressembler à Saint Nicolas de Bari, pour des raisons d’affinités politiques entre les deux cités voisines.
En 1417, Bitonto tombe sous le joug féodal et en à peine un siècle et demi va connaître cinq inféodations successives jusquà ce qu’en 1551, pour le prix de soixante six mille ducats, elle rachète sa liberté et son indépendance.
En 1731, une forte secousse tellurique a ébranlé les Pouilles, mais la cathédrale de Bitonto a été épargnée, et l’on a attribué cette grâce à l’intervention de Marie. Aussi l’évêque Gatta (1723-1737) fit-il élever en l’honneur de la Vierge Immaculée cet obélisque surmonté de la statue en bronze de Marie.
Non, ceci ne représente pas un griffon qui aurait troqué sa tête d’oiseau pour celle d’un animal d’ailleurs difficilement identifiable. Car cette tête bizarre est celle d’un lion, comme tout le reste du corps, ailes exceptées. En effet, sous la tête de l’animal, une inscription dit que c’est saint Marc l’évangéliste qui, comme chacun sait, est accompagné d’un lion. Et les ailes, fréquentes dans les représentations anciennes, sont celles du messager de Dieu, puisque l’évangile est la parole de Jésus, Verbe de Dieu.
Tournant le long de l’église, nous sommes maintenant devant la façade, avec sa grande rosace entourée de deux lions qui n’ont guère l’air aimable, ils montrent les dents et froncent les sourcils.
La façade de la cathédrale Santa Maria et San Valentino de Bitonto est réellement très semblable à celle de la basilique Saint Nicolas de Bari, avec ses trois portails. Celui du centre est encadré comme tous ceux de cette époque par deux lions, qui sont ici en bien mauvais état mais cela est dû, paraît-il, aux jeux turbulents des enfants au cours des siècles. Je veux bien... En haut, comme à Ruvo, ce sont deux griffons, mais auxquels je trouve ici moins de fierté, moins de beauté.
Le tympan, lui, est extrêmement intéressant. Dans la partie supérieure, on voit sans doute possible le Christ avec dans la main gauche une croix à double traverse, mais pour les autres personnages, parmi lesquels on distingue des rois couronnés, je serais bien incapable de les identifier. Un chercheur nommé Felice Moretti propose des noms. De sa main droite, le Christ tient Adam par le poignet, lequel est suivi d’Ève qui pose ses mains sur les hanches de son mari, et enfin au bout à gauche Seth une main levée, l’autre sur la poitrine. Sur la moitié droite, on a d’abord le roi David la main sur la harpe, puis Jean Baptiste et enfin le roi Salomon. Bien que personne n’explique le motif de la petite taille de Salomon, par exemple, je pense qu’il n’y en a aucun, sinon la dimension décroissante du tympan du centre vers les bords.
La partie inférieure, sur l’architrave, ne pose en revanche aucun problème parce qu’une légende accompagne chaque personnage. Et de plus, même sans légende, l’interprétation est plus facile. De gauche à droite, une Annonciation avec l’archange Gabriel et Marie, la Visitation avec Élisabeth et Marie, les mages Gaspard, Balthazar et Melchior qui viennent adorer Jésus assis sur les genoux de Marie, et pour finir c’est la présentation au temple avec Marie, Jésus, Siméon.
Natacha était encore en train de prendre des photos de cette façade, alors que moi je repartais voir le flanc de la cathédrale, appareil photo en main. Un Monsieur s’est alors approché et m’a demandé si j’étais aussi intéressé par la visite de l’intérieur. Proposition que j’ai aussitôt acceptée avec joie et ainsi, ayant appelé Natacha de toute urgence, nous sommes entrés compléter une visite passionnante.
Sur le flanc de la cathédrale, à l’extérieur, nous avons vu que des arcades forment des niches profondes. Il en était ainsi à l’origine, mais dès 1332, un personnage de Bitonto finance l’ouverture du mur au fond de l’une de ces niches et sa fermeture à l’extérieur, pour ainsi créer une chapelle latérale où il se fait ensevelir. Peu à peu, il en est allé de même avec les autres arcades, mais une restauration de 1933 a heureusement fait démolir ces chapelles qui dénaturaient le projet architectural initial, ce qui à la fois a rendu à l’extérieur la légèreté du mur et a restitué à l’intérieur la simplicité du plan basilical à nef centrale et deux bas-côtés.
Cette cuve baptismale est d’origine et elle n’a jamais bougé de son emplacement. C’est un très beau bac monolithique décoré d’arcades sur lesquelles sont sculptées des grappes de raisin et des feuilles de vigne.
L’un des clous de cette cathédrale, c’est son ambon. Si l’on se penche pour voir sous son plancher, on peut lire l’inscription que j’ai photographiée ci-dessus : “Nicolaus, prêtre et maître, a réalisé cette œuvre l’année 1229”. Mais au dix-septième siècle, quand le concile a voulu s’opposer à la Réforme, cela ne s’est pas limité à ce que les Jésuites fassent ruisseler leurs églises de baroque pour leur montrer, à ces Protestants, ce que l’on en fait de leur désir d’austérité, mais la Contre-Réforme a consisté en un vrai renouveau de la syntaxe liturgique. Dans ce contexte, l’ambon était superflu et devenait gênant, aussi l’a-t-on démonté mais lorsque l’on a restauré l’église pour lui rendre son aspect ancien on a récupéré les morceaux, ou du moins ceux qui restaient (il manquait notamment l’un des escaliers), et on a reconstitué ce que l’on a pu en utilisant, par exemple, des colonnettes du dix-huitième siècle qui ne sont pas du tout dans le style. Je joins la photo de l’aigle de saint Jean vu de profil, parce que son ventre rebondi et ses ailes en arrière lui donnent un air de bon bourgeois en jaquette.
Celui des deux escaliers de l’ambon qui a été récupéré présente ces quatre personnages. En bas à gauche, assis sur son trône et portant la couronne impériale c’est Frédéric Barberousse. On le voit transmettre son sceptre à son fils qui, à sa mort en 1190, lui succède sous le nom de Henri VI. Or quatre ans auparavant, en 1186, Henri avait épousé Constance de Hauteville, la fille de Roger II roi de Sicile, et le troisième personnage que l’on voit sur cet escalier, coiffé de la couronne de Jérusalem, est le fils de Constance et Henri, qui deviendra l’empereur Frédéric II. Enfin, tout en haut à droite, c’est Conrad, le fils de Frédéric II qui sera placé par son père sur le trône d’Allemagne. Visiblement, il s’agit d’une commande de Frédéric II voulant affirmer dans sa généalogie la puissance temporelle de la maison de Hohenstaufen. Un codex conservé à l’Université d’Erlangen fait état du sermon que le prêtre Nicolaus (celui qui a fait cet ambon) a prononcé l’été 1229 (année où a été réalisé et signé l’ambon) en présence de l’empereur Frédéric II de retour de Croisade, si l’on peut appeler ainsi sa démarche puisqu’au lieu d’aller guerroyer en Terre Sainte il s’était rendu en Égypte pour y rencontrer le sultan, lequel avait la main sur la Palestine, et avait obtenu pacifiquement un accord pour la restitution de Jérusalem, Bethléem, Nazareth et pour le bénéfice d’un accès à la mer.Je parlais tout à l'heure de la représentation de Frédéric II à Barletta, qui ne serait pas la seule réalisée de son vivant si la statue sur la façade de la cathédrale de Ruvo di Puglia le représente également. Or voici une troisième représentation de lui, alors qu'il est bien en vie, mais ici il ne ressemble en rien aux deux autres, avec ce visage rond aux joues rebondies.
On savait donc que l’on avait une cathédrale des douzième et treizième siècles. Or il y avait une curieuse différence de niveau entre la grande nef et le bas-côté gauche, que l’on ne s’expliquait pas. Alors, en mai 1991, on a voulu comprendre, on a cassé le sol et là, surprise archéologique merveilleuse, on a découvert que cette cathédrale avait été construite sur une basilique paléochrétienne qui avait conservé bien des choses intéressantes. Ce qui n’était au départ qu’une simple enquête architecturale s’est alors transformé en une campagne de fouilles approfondies, et l’on est allé de surprise en surprise, remontant jusqu’à des murs de villas romaines antérieures à la basilique paléochrétienne, des fragments de poteries grecques, etc.
Entre autres découvertes, ce griffon merveilleux ornait le sol d’une tour détachée de l’édifice principal. Ma première photo le montre vu d’en haut, un cercle dans le sol de la cathédrale actuelle ayant été ouvert et seulement vitré de façon que l’on puisse l’admirer commodément. Lors de ma deuxième photo, nous étions descendus au niveau des fouilles, ce qui ne permet de le voir que couché et, de plus, je l’ai pris à l’envers…
Ceci est une vasque d’époque romaine, au pied des murs d’une villa. Je ne vais pas m’attarder à montrer tous les murs, carrelages (sans belles mosaïques) qui ont été mis au jour, ce n’est pas spectaculaire à voir, c’est seulement intéressant à savoir.
Pendant des siècles, bien après l’ensevelissement de la basilique paléochrétienne, on a ouvert le sol de la cathédrale pour y enterrer des centaines de personnes et sans se préoccuper de ce qu’était cette vaste surface de sous-sol. C’est ainsi que sur la droite de ma photo il y a une tombe paléochrétienne, mais sur la gauche ce sont des tombes plus récentes. Ailleurs, a été mis au jour un ossuaire.
Bien proprement empilés dans un coin, sans doute avec l’idée de les réutiliser un jour, on a retrouvé des pierres sculptées provenant à n’en pas douter de l’entourage de portails préromans. Ainsi ce lion à l’épaisse moustache. Il y a aussi d’autres animaux et des décors végétaux.
Ces pièces de monnaie ont été également retrouvées dans le sous-sol. La première, en bronze, a été émise par Romain III Argyrus, empereur de Byzance de 1028 à 1034. Elle représente, quoiqu’elle soit passablement usée, un buste du Christ tenant dans sa main gauche un livre de psaumes. La seconde pièce, probablement du quinzième siècle, est en argent pur. Je ne dispose d’aucune explication pour le texte dans le cercle où s’inscrit la croix, que je ne parviens pas à déchiffrer.
Mais laissons l’église paléochrétienne et toutes ses richesses archéologiques pour nous diriger vers la crypte, qui épouse les dimensions du transept sous lequel elle est située. Elle est peuplée de trente colonnes. Sur ma seconde photo, à l’extrême droite, à moitié cachée par la dernière colonne, on peut apercevoir une Vierge du dix-huitième siècle en marbre. En 1734, les Bourbons d’Espagne sont en guerre contre les Autrichiens dans le sud de l’Italie. Les Autrichiens, évaluant qu’en cas de difficultés Bari n’autorisait aucune voie de retraite, s’établissent à Bitonto. Les Espagnols sont commandés par le général Montemar. Le 24 mai, au terme de neuf heures de combats acharnés, les Espagnols remportent une victoire écrasante. Ils prennent 15 drapeaux, 24 étendards, 23 canons, des armes, des munitions, et font des milliers de prisonniers. Puis, comme Bitonto avait accueilli et soutenu les Autrichiens, Montemar décide de mettre la ville à sac. Mais dans la nuit du 26 mai, cette statue de la Vierge que l’on aperçoit sur ma photo lui apparaît en rêve et lui demande d’épargner la ville, qu’elle qualifie ‘la prunelle de mes yeux’.
Les chapiteaux des trente colonnes de la crypte sont tous différents. En voici deux exemples. Le premier, comme c’est l’usage dans les églises romanes, représente des monstres. Quant au second, ces personnages dotés de grandes ailes évoquent des anges, mais leur visage n’est guère avenant, et surtout le bas de leur corps est celui d’un singe. Alors ou bien ce sont d’autre genres de monstres, ou ce sont des anges déchus, des démons.
Et puisque je parle de colonnes, remontons quelques instants l’escalier de gauche de la crypte pour regarder une demi-colonne à mi-hauteur. Au-dessus d’un homme, jambes ployées, grimaçant sous le poids de la colonne qui repose sur ses épaules et sur ses mains, on trouve un être barbu dont le corps se termine par une double queue de poisson. Selon une légende profondément ancrée dans la croyance populaire pendant de nombreux siècles, il s’agit de Colapesce, autrement dit Nicolas le Poisson, qui vivait dans la mer du détroit de Messine, chevauchait les vagues et, lorsque des bateaux se trouvaient en difficulté dans des tempêtes, il allait à leur secours, nageant sous leur coque, appelant les marins par leur nom, les guidant de ses signes vers des eaux calmes. Ayant appris ce phénomène, Frédéric II se rendit sur place, puis en présence du peuple assemblé il lança une tasse d’or à la mer et appela Colapesce pour lui demander d’aller la repêcher. Colapesce apparut, plongea et rapporta la tasse. Sous les yeux du peuple en liesse, il répéta l’opération sous les vivats tant et tant de fois qu’épuisé il ne put remonter à la surface et périt dans cette mer où il avait toujours vécu. Sa célébrité ne s’est pas limitée au détroit de Messine, comme on le voit par cette représentation à bien des kilomètres du théâtre de ses exploits.
Par ailleurs, les murs de cette crypte conservent de très belles fresques médiévales dont voici quelques exemples. D’abord, nous voyons une Annonciation où un ange juvénile aux cheveux roux s’adresse mains jointes à Marie, debout, une main levée en signe d’hésitation, de doute. Ma deuxième photo montre sainte Thècle, une très jeune fille qui, au premier siècle de notre ère, a entendu en se cachant les propos de l’apôtre saint Paul adressés à d’autres lors de son passage dans sa ville d’Iconium (aujourd’hui Konya, en Turquie d’Asie). Convaincue, elle décide de consacrer sa vie à Dieu. Furieux de cette conversion, sa mère et son fiancé la dénoncent au gouverneur, lequel décide qu’elle sera brûlée vive sur un bûcher. Un orage miraculeux éteint le feu, Thècle peut se sauver et rejoindre saint Paul. La troisième fresque que je montre est une grande composition de la Présentation de Jésus au temple. Je joins un grandissement d’un détail de la fresque, saint Joseph apportant les deux colombes rituelles et le visage de Marie.
Je terminerai notre visite de la crypte et de la cathédrale de Bitonto par ce Christ aux liens, appelé Christ Passion, qui est une œuvre du seizième siècle. Je le trouve particulièrement impressionnant et émouvant.
(Les deux photos ci-dessus ont été prises par Natacha) Oui, je termine la visite, mais pour conclure je voudrais dire un mot de ce personnage que j’ai seulement évoqué alors que je me trouvais à l’extérieur. C’est l’homme qui nous a proposé cette visite, qui est un accompagnateur volontaire des visiteurs, et qui le fait par passion et par conviction. Son nom est Valentino Vito. Sa gentillesse et son dévouement méritent d’être soulignés. De plus, il nous a montré avec simplicité ce que peint sa femme et ce qu’il sculpte et, sa modestie dût-elle en souffrir, je peux dire que c’est un couple d’artistes. Alors un grand merci à vous, Monsieur Vito, et toutes mes félicitations.